XI
TEL PÈRE, TEL FILS

Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho avait regagné son poste à la lisse de dunette. Le pont de son bâtiment s’étalait sous ses yeux sur toute sa longueur. On avait sablé les planchers autour des dix-huit-livres, afin que les servants ne tombent pas en glissant, dans le feu de la bataille. Ce sable servait tout aussi bien à boire le sang lorsque les boulets ennemis s’écrasaient à bord.

Le lieutenant de vaisseau Hudson arriva à l’arrière et le salua.

— Bâtiment aux postes de combat, commandant.

Il avait toujours l’air aussi perplexe.

— Très bien, monsieur Hudson, lui répondit Adam. Neuf minutes. Ils font des progrès.

Il leva la tête vers le ciel bien dégagé et sentit son cœur battre plus fort : la flamme se soulevait dans la brise. Cette fois, elle ne pendait plus lamentablement contre le mât. Le vent se levait. Imperceptiblement, mais s’il se levait… Il chassa tous ces si et ces mais de son esprit. Au lieu de cela, il dit :

— Vous vous demandez sans doute pourquoi je n’ai pas donné l’ordre de mettre les filets à poste ?

Sans eux, ils paraissaient ouverts à tous les vents, vulnérables. Les filets étaient généralement mis en place lorsque l’on rappelait aux postes de combat, essentiellement pour protéger les canonniers des objets qui chutaient, mais également pour se raccorder aux filets d’abordage laissés lâches. Ce qui constituait un piège pour les assaillants, jusqu’à ce qu’on les repousse à coups de piques et de mousquets. S’ils avaient fait ces préparatifs, les Américains en auraient déduit qu’ils étaient prêts au combat.

Dans le même ordre d’idées, il avait ordonné à Hudson de ne pas faire monter les fusiliers dans les hunes de combat où leurs uniformes éclatants avaient été un autre indice.

Hudson écouta sa brève explication, ne sachant pas s’il devait y chercher de l’espoir ou rester perplexe. Adam reprit :

— L’Unité a toute l’eau qu’elle veut. Elle est dans la même situation que nous, tout repose sur l’effet de surprise. Je fais l’hypothèse qu’elle va essayer de rester au vent et de nous canonner à bonne distance. Ensuite, ils essaieront de monter à l’abordage.

Hudson ne disait rien. Il comprenait bien le dilemme auquel était confronté son commandant. S’ils laissaient les Américains monter à bord, ils n’auraient pas assez de monde pour les repousser, ils avaient détaché trop de marins à bord des prises qu’avait faites l’Anémone récemment. Pourtant, si le commandant se démasquait trop tôt, les énormes bordées de l’Unité pouvaient les démâter, alors qu’elle-même resterait hors de portée des tirs précis de l’Anémone.

Adam prit sa lunette pour observer l’autre vaisseau. Il était totalement concentré. Il avait encore renvoyé de la toile et laissé sa petite conserve sur son arrière. Le commodore Beer ne pouvait encore voir le convoi, il ne savait pas non plus qu’il avait reçu l’ordre de se disperser, et que le dernier aille au diable. Il ordonna :

— Pleine bordée. Et double charge pour faire bonne mesure. Voyez personnellement les chefs de pièce, même si la plupart d’entre eux n’ont pas besoin qu’on le leur dise.

Il jeta un regard au lieutenant de vaisseau Vicary qui se tenait près du mât de misaine. Comme le second lieutenant, George Jeffreys, il n’avait pas beaucoup d’expérience du combat rapproché. Il songea aux pièces de l’Unité. Très bientôt, ils allaient comprendre.

Il devina la présence de Starr près de lui et écarta les bras pour enfiler sa vareuse aux épaulettes d’or. Il était si fier, le jour où il avait été promu, et il savait que Bolitho était aussi heureux que lui.

C’était le destin. Le Pluvier Doré se jetant sur le récif, en Afrique, tout espoir perdu de revoir vivants son oncle et Catherine. Il déglutit. Valentine Keen était également porté disparu dans le naufrage.

Et la nuit où tout était arrivé le hantait encore et toujours. Zénoria était venu le rejoindre pour partager leur peine. Puis ils avaient découvert l’amour qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, qu’ils s’étaient dissimulé à eux-mêmes, et au reste du monde.

Il tâta son pantalon et sentit son gant dans sa poche. Il voyait encore son regard, lorsqu’il le lui avait tendu par la fenêtre de sa voiture, à Plymouth.

— Toutes les pièces chargées, commandant !

Il chassa tous ces souvenirs : à présent, ils ne lui seraient d’aucun secours.

— Que les hommes restent bien cachés. Quelques-uns à traîner sur le passavant bâbord, ça suffira amplement. Ça devrait paraître assez naturel, non ? C’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de voir un véritable symbole de la liberté !

Joseph Pineo, leur vieux maître pilote, donna un coup dans les côtes de l’un de ses trois timoniers, mais les autres ne bougèrent ni ne dirent un mot.

Adam sortit sa montre, en souleva le couvercle. Un peu plus loin, l’un des jeunes aspirants prenait de profondes inspirations. Il avait les yeux larmoyants à force de regarder l’autre vaisseau voler sur l’eau.

Et en supposant que je me sois trompé ? Qu’il n’y ait pas eu de déclaration de guerre, même si tout le monde s’y attendait ? Deux bâtiments qui passaient par là, rien d’autre ?

— Avec cette risée qui arrive, j’ai l’intention de virer de bord et de l’engager par tribord. Il risque de prévoir le coup, mais il ne peut pas l’empêcher – et souriant soudain : Nous allons pouvoir bientôt vérifier si nos exercices ont servi à quelque chose.

Il examina une fois encore son bâtiment, d’un regard lourd d’interrogations, songea Hudson ; et de souvenirs aussi. Des visages qui manquaient. La fierté et la peur, la camaraderie. Il se mordit la lèvre. Si le pire arrivait, quelques-uns des hommes enrôlés de force risquaient de se rendre. Il comprit tout à coup qu’il était sans arme, à l’exception d’un sabre d’abordage, celui dont son père lui avait fait présent lorsqu’il avait embarqué à bord de l’Anémone : « Il te sera fort utile, mon fils, ainsi qu’à ton bon commandant ! »

Qu’en penserait son père s’il était là en ce moment ?

Il vit le commandant braquer sa lunette sur l’autre bâtiment pour estimer son angle d’approche et le moment de l’engagement.

— Je le vois, Dick, lui dit Adam. C’est Nathan Beer à coup sûr. Soyez prêts à envoyer en haut nos meilleurs tireurs. Nous n’aurons guère de temps.

Hudson était sur le point de partir lorsque quelque chose dans la voix du commandant le fit se retourner.

— Si je tombe, battez-vous avec tous vos moyens – il leva les yeux vers le pavillon blanc qui flottait à la corne : Nous avons fait tant de choses… ensemble.

Hudson se dirigea vers le pont supérieur. Ce qui le frappait, ce n’était pas sa tension, mais cet air de résignation. L’Anémone était rapide. Si elle parvenait à rompre le contact, elle pourrait aisément échapper au Yankee à la faveur du crépuscule. À quoi bon se battre et mourir pour une poignée de misérables marchands ? Hudson était jeune, mais il avait déjà suffisamment souvent éprouvé ce sentiment.

Il s’arrêta près de Vicary qui lui dit lentement :

— Il est bien gros.

— Certes. Mais le commandant a au moins autant d’expérience que ce commodore Beer dont j’ai entendu parler.

Il lui donna une tape sur le bras, qui le fit sursauter.

Vicary regardait les canonniers les plus proches, accroupis sous le passavant derrière leur sabord fermé.

— Vous n’avez pas peur ?

Hudson réfléchit, sans quitter des yeux les pyramides de toile qui arrivaient.

— J’ai plus peur d’en montrer, Philip.

Vicary lui tendit la main, comme s’ils venaient de se rencontrer dans un chemin de campagne en Angleterre.

— Alors, je ne vous laisserai pas tomber, Richard.

Il contemplait le ciel bleu, au-delà des haubans qui vibraient.

— Mais je crains bien de ne pas connaître un nouveau jour.

Hudson alla sur la dunette. Les mots de son ami résonnaient dans sa tête comme une épitaphe.

Adam lui dit :

— Faites passer la consigne. Conformément à ce que je vous ai dit. Nous virerons de bord et viendrons tribord amures. Tout le monde a bien compris ?

— Ceux qui comptent, oui, commandant.

De manière surprenante, Adam s’éclaira d’un large sourire, toutes dents dehors.

— Par Dieu, Dick, nous aurons besoin de tout le monde, même de ce porc de Baldwin, qui pue le rhum à l’infirmerie !

Hudson fit jouer son sabre en murmurant :

— Bonne chance, commandant.

Adam s’humecta les lèvres.

— J’ai la bouche sèche comme du carton !

Puis il se baissa légèrement pour regarder la lisse de dunette qu’il utilisa comme une ligne de visée. Le long bâton de foc de l’Unité apparaissait pour la première fois derrière les filets où les branles étaient serrés.

— Paré à virer ! La barre dessous !

— La barre dessous, commandant !

Le bâtiment commença à évoluer sous l’action du vent et de la barre. Adam trouva le temps de croiser le regard de l’un des fusiliers agenouillé près des hamacs, son Brown Bess posé à côté de lui.

— Ouvrez les sabords !

D’un seul mouvement, les mantelets se levèrent des deux bords. Les servants étaient déjà parés aux palans, la tête tournée vers l’arrière, attendant les ordres.

— En batterie !

Comme des gorets en train de couiner, les affûts s’avancèrent vers les pavois. Les gueules noires des canons pointèrent sur la mer vide tandis que l’Anémone franchissait le lit du vent.

— A reprendre la grand-voile !

Adam traversa le pont incliné à la gîte, les fusiliers s’élancèrent dans les enfléchures pour gagner les hunes de combat.

On a réussi ! On a réussi !

Alors qu’elle se trouvait d’abord par le travers de l’Anémone, la grosse frégate défilait devant le boute-hors. Ses voiles battaient dans la plus grande confusion, elle se préparait à suivre par la contremarche. Elle arborait deux pavillons supplémentaires. Beer n’avait pas été pris totalement au dépourvu.

— Tiens bon ! Gouverne comme ça !

— En route au sud-ouest quart ouest, commandant !

Adam ne détachait pas ses yeux de l’ennemi, à s’en faire mal.

— Sur la crête !

Sans quitter l’Unité du regard, il imaginait ses chefs de pièce tournés vers l’arrière, fixant son poing levé, le boute-feu bien raidi.

Le vaisseau trembla comme s’il venait de s’échouer, les pièces reculèrent violemment dans leurs palans, de la fumée s’échappait par tous les sabords.

Un instant avait suffi pour faire tomber la tension. Bondissant comme des fous, les servants se jetèrent dans le genre d’exercice qui les avait fait jurer et transpirer pendant des mois.

— Les lumières ! Ecouvillonnez ! Chargez ! En batterie !

Le canon était Dieu, rien d’autre ne comptait. Chacun des servants l’avait appris de rude façon.

Les bras se levaient dans la fumée.

— Paré !

Mais Adam observait l’autre vaisseau. La distance était de l’ordre de un mille et demi, trop grande pour tirer avec précision. Il avait pourtant vu les voiles de l’Unité battre ou se réorienter lorsque leur bordée était passée au-dessus de l’eau avant de faire but comme un vent mortel.

Adam leva la main. Cela marchait. Trois coups toutes les deux minutes.

— Feu !

Des débris s’envolèrent à l’avant de l’Unité qui continuait à évoluer. Sur sa dunette, des armes de petit calibre tiraient également, Adam vit un grand trou noir apparaître dans la brigantine.

L’Unité se trouvait maintenant par le travers tribord et virait toujours, prenant de l’erre au fur et à mesure que ses gabiers volants se débattaient pour établir les huniers afin de gagner encore de la vitesse. Non qu’elle en eût grand besoin.

— Feu !

Adam s’agrippa à la lisse. Une pièce après l’autre, l’américain répliquait. Compte tenu du nombre important de marins embarqués de force sur les vaisseaux anglais, Beer avait dû être surpris de l’agilité et de l’insolence de l’Anémone.

Il fit la grimace en sentant le métal s’écraser sur la coque ou dans le gréement. Le bosco et ses aides s’étaient précipités de tous les côtés avec leurs épissoirs et des cordages neufs. L’Unité avait toujours l’avantage. Si l’Anémone laissait venir sous le vent pour augmenter la distance, Beer lui enverrait une pleine bordée dans la poupe. S’ils gardaient les mêmes positions relatives, ce n’était qu’une affaire de temps, un canon après l’autre.

— Feu !

L’un des atouts de l’Anémone était tout de même que, ainsi placée sous le vent, ses pièces pouvaient tirer à la hausse maximale. Chaque boulet trouvait sa cible ; et il y eut de terribles cris de joie lorsque le château avant de l’américain partit en éclats et que l’une des pièces de chasse se renversa sur ses servants.

Le pont trembla violemment, les filets de dunette furent réduits en miettes, des hamacs déchiquetés et brûlés atteignirent des fusiliers qui, dans des hurlements, étaient balayés comme autant de haillons sanglants.

Adam aida un marin à se remettre debout.

— Allez, mon gars !

Mais l’homme le fixait, le regard vide. Il semblait avoir perdu ses esprits.

Hudson, nu-tête, sabre au clair, se précipitait à l’arrière :

— De la mitraille, commandant !

— J’ai vu.

Adam s’essuya la bouche, alors qu’elle était sèche à n’en pas pouvoir déglutir.

— C’est un homme sûr de lui, il ne va pas utiliser son plus gros calibre à cette distance !

Le bâtiment fit une nouvelle embardée et il vit deux canons désemparés ; des ruisseaux de sang coulaient sur le pont, là où les servants avaient été fauchés.

— Parés !

Le second lieutenant plaqua ses mains sur la poitrine et tomba sur le pont. Vicary bondit pour prendre sa place.

— Feu à volonté !

Les dix-huit-livres redescendirent la pente. Les chefs de pièce semblaient ne pas se rendre compte du chaos et de la mort, des hommes réduits en charpie par les boulets alors qu’ils étaient accroupis près des pièces de l’autre bord.

Adam ne cilla même pas lorsque deux fusiliers tombèrent des hunes et allèrent rejoindre les blessés qui se traînaient en geignant, ainsi que ceux pour lesquels on ne pouvait plus rien.

Hudson cria :

— Monsieur Vicary, remettez-moi ces pièces en action ! Et vivement !

L’officier se retourna, il cherchait des yeux dans la fumée comme un noyé qui essaie de se raccrocher à quelque chose.

— Chargez ! En batterie !

Il chancela lorsque des boulets frappèrent les œuvres vives. Des morceaux de gréement tombèrent sur les passavants pour ajouter encore au désordre et à la destruction.

Vicary leva la tête et vit sans y croire les vergues hautes et les voiles trouées de l’américain s’élever telle une falaise au-dessus de la fumée de la bataille. Hudson fut pris d’un haut-le-cœur et se détourna quand Vicary tomba, les mains crispées sur sa blessure. Là où il avait été atteint par une charge de mitraille. Il n’avait plus de visage. Au milieu de cet enfer meurtrier, Hudson se souvint malgré tout des mots de sa mère. Un visage si typiquement anglais. Une fraction de seconde avait suffi : il n’en restait plus rien.

— Capitaine ! Le commandant est touché !

C’était Starr, le fidèle maître d’hôtel.

— Allez chercher le médecin !

Hudson s’agenouilla près de lui et lui serra la main de toutes ses forces.

— Ça va aller, commandant ! Il arrive !

Adam secoua la tête, serrant les dents pour lutter contre la douleur.

— Non… je dois rester ici ! Nous devons continuer à nous battre !

Hudson cria au maître pilote :

— Abattez de deux rhumbs !

Sa tête éclatait à cause de l’incessant fracas des boulets qui s’écrasaient sur la coque. Starr déboutonna la vareuse aux épaulettes d’or et déglutit en voyant le sang qui coulait de son flanc, se répandait et l’encerclait comme un dessin maléfique.

Encore des bris de bois, suivis du grondement du gréement. Le mât de misaine entier venait de s’écrouler par-dessus bord, entraînant avec lui les voiles, des planches cassées et des marins qui poussaient des hurlements.

Cunningham se baissa et fit un pansement. En quelques secondes, il était aussi sanguinolent que son tablier de boucher. Il se tourna vers Hudson, les yeux hagards, terrorisé.

— Je ne peux rien faire ! En bas, ils meurent comme des mouches.

Il se courba pour éviter les boulets qui passaient au-dessus d’eux ou explosaient en semant des éclis mortels sur l’une des pièces.

Adam était étendu, immobile, il sentait son Anémone réduite en miettes par ce bombardement incessant. La conscience l’abandonnait, il devait faire appel à toute son énergie pour essayer de lutter. Il ne souffrait pas trop, juste une sorte d’engourdissement.

— Continuez à vous battre, Dick !

Mais c’était un trop grand effort pour lui.

— Oh, mon Dieu, mais qu’est-ce que je dois faire ?

Hudson se releva, flageolant, incapable de croire qu’il était encore indemne au milieu de tant de morts et de blessés.

Il leva la main, hésita. Puis, d’un grand coup de sabre, il trancha les drisses de pavillons et, dans le silence soudain qui suivit, vit les couleurs s’envoler au bout de leur cabillot et flotter au-dessus de l’eau comme un oiseau mort.

Il y eut ensuite des cris, assourdissants, qui venaient apparemment des ponts hachés et sanglants de l’Anémone.

Hudson regardait sa Larne qu’il avait toujours à la main. Pour la gloire. Personne ne l’utiliserait pour se moquer de leur défaite. Fermant les yeux, il jeta son sabre par-dessus bord et revint s’agenouiller près de son commandant.

Adam lui dit d’une voix pâteuse :

— Nous les avons retenus, Dick. Le convoi est sauvé, maintenant qu’il va faire nuit.

Il agrippa la main de Hudson avec une force surprenante.

— C’était notre… devoir.

Hudson sentait les larmes lui picoter les yeux. Le soleil brillait toujours autant. Puis il y eut à nouveau du mouvement : la frégate arrivait le long du bord, des marins envahirent le pont tandis que ceux de l’Anémone jetaient leurs armes. Hudson voyait tous ces hommes qu’il avait appris à connaître accepter leur défaite. Quelques-uns restaient abattus, hostiles. D’autres accueillirent les Américains avec quelque chose qui ressemblait à de la gratitude.

Un lieutenant de vaisseau américain cria :

— Il est là !

Hudson vit une silhouette imposante monter derrière la roue abandonnée. Même leur maître pilote était tombé. C’était un homme très calme, il était mort comme il avait vécu, discrètement.

Nathan Beer contempla le carnage, sur la dunette.

— C’est vous qui commandez ?

Hudson acquiesça. Il se souvenait de la description de cet homme que lui avait faite Adam Bolitho.

— Votre commandant est-il encore en vie ?

Il baissa les yeux et examina pendant de longues secondes Adam qui était tout pâle.

— Monsieur Rooke ! Faites venir le chirurgien et qu’il l’examine.

Et à Hudson :

— Vous êtes désormais prisonnier de guerre. N’ayez pas honte. Vous n’aviez aucune chance.

Il regarda Adam qu’on emmenait sur un caillebotis.

— Mais vous vous êtes battus comme des tigres, je m’y attendais – un silence : Tel père, tel fils.

Le pont fut pris d’un soubresaut et quelqu’un cria :

— Vaut mieux évacuer, monsieur ! C’est une explosion !

Le détachement d’abordage rassembla sans traîner les prisonniers et l’on évacua les blessés jusqu’au vaisseau bord à bord.

Starr, le maître d’hôtel du commandant, arrivait. Il salua le commodore Beer et jeta un bref coup d’œil à Hudson.

— A présent, capitaine, ils pourront plus avoir son bateau.

Le pont prenait de la bande. Starr avait dû préparer l’Anémone sans rien dire à personne. Jamais elle ne naviguerait sous les couleurs de l’ennemi.

Et moi non plus, je ne me battrai plus jamais sous nos couleurs.

L’obscurité envahissait l’horizon brumeux, l’Unité avait mis en panne pour effectuer quelques réparations de fortune. L’Anémone s’éloignait à la dérive, elle commençait à s’enfoncer par l’arrière, la jolie figure de proue la retenant un peu pour admirer son dernier coucher de soleil. C’est ce qu’il aurait voulu. Il songea à la remarque de Nathan Beer, il ne comprenait toujours pas.

Tel père, tel fils.

Il baissa les yeux sur ses mains qui tremblaient de façon incontrôlable.

Il était vivant. Et il avait honte.

 

Il connaissait des élancements douloureux à chaque seconde, la souffrance lui coupait la respiration, l’empêchait de penser. Des sons montaient qui s’estompaient et, en dépit de cette torture, Adam Bolitho savait qu’il risquait à tout instant de perdre conscience, alors que son cerveau embrumé lui disait que, s’il sombrait, il n’en sortirait pas vivant.

Il se trouvait à bord du vaisseau qui l’avait battu, mais il ne s’agissait pas de cela. On entendait des voix, des pleurs et des sanglots, des deux côtés apparemment. Mais il devinait sans trop savoir que cet affreux vacarme venait d’ailleurs, comme de derrière une grande porte. Des bruits étouffés, angoissants : l’image de l’enfer.

L’air était encore empli d’odeurs de fumée et de poussière, d’étranges silhouettes passaient près de lui, parfois si près qu’elles frôlaient son bras qui pendait. Il refit une tentative pour remuer, mais la douleur se saisit de lui dans sa poigne de fer. Il entendit de nouveaux pleurs, et comprit que c’était lui.

Et dans un même temps, il devinait qu’il était nu. Il ne se rappelait rien, juste Hudson qui l’avait pris dans ses bras alors que la bataille faisait rage. Il se souvenait vaguement que son maître d’hôtel, Starr, n’était pas là.

Il plissa les yeux et tenta de mettre de l’ordre dans ses pensées. L’artimon qui s’effondrait par-dessus bord, emmenant espars et gréement avec lui, traînant le bâtiment comme une grande ancre flottante et exposant son flanc à d’autres bordées meurtrières.

Son vaisseau. Qu’était devenue l’Anémone ?

L’ouïe lui revenait, ou l’avait-elle jamais quitté ? Des sons dans le lointain, apaisants. Des hommes qui maniaient le marteau ; poulies et palans qui grinçaient dans cet autre endroit, là où la mer était toujours bleue, l’air pur et sans fumée, sans cette odeur de bois carbonisé.

Il essaya de lever la main droite, mais il était trop faible et ne parvint pas à cacher sa nudité. Sa peau était moite, déjà la peau d’un cadavre. Quelqu’un cria derrière la porte : « Non, pas mon bras ! » Puis un autre hurlement, qui cessa brusquement. Les portes de l’enfer venaient de se refermer derrière lui.

Il portait un pansement imbibé de sang. Une main se tendait, on lui prenait le poignet. Adam n’arrivait même pas à protester.

— Restez tranquille !

Une voix dure, sèche.

Adam essaya de se mettre sur le dos pour atténuer ce feu qui lui brûlait le côté.

— Il arrive – et une autre voix : Quel bordel !

L’air sec et étouffant s’agita légèrement, une nouvelle silhouette s’approcha de la table. Le chirurgien du bord. Lorsqu’il prit la parole, Adam reconnut un léger accent étranger. Un Français. L’homme commença :

— Je ne connais pas vos projets, commodore. C’est un ennemi. Il nous a pris les vies de beaucoup des nôtres. Quelle importance ?

Comme venue de très loin, Adam reconnut cette grosse voix. Beer, se dit-il. Nathan Beer.

— Quelles sont ses chances de s’en tirer, Philippe ? Je ne suis pas d’humeur à écouter des discours, pas aujourd’hui !

Le chirurgien poussa un soupir.

— C’est un bout de métal de la taille du pouce. Si j’essaie de l’extraire, il peut en mourir. Et si je ne tente rien, il mourra à coup sûr.

— Je veux que vous le sauviez, Philippe.

Pas de réponse. Il ajouta, non sans amertume :

— Rappelez-vous, je vous ai sauvé la vie pendant la Terreur. Est-ce que je vous ai dit : « Quelle importance ? » – presque brutalement, il ajouta – Vos parents et votre sœur, que leur est-il arrivé, déjà ? On leur a coupé la tête, on les a plantées au bout d’une pique pour se moquer, on leur a craché dessus. Et cette foule d’émeutiers, c’étaient des Français, non ?

Quelqu’un approcha des lèvres d’Adam une éponge imbibée d’eau. L’eau n’était pas froide ni même fraîche, et elle avait un goût saumâtre. Mais lorsqu’il tendit les lèvres pour boire, il eut l’impression que c’était du vin.

Le commodore reprit :

— C’est tout ce qu’il avait sur lui ?

— Ça et son sabre, répondit le chirurgien d’un ton las.

Beer avait l’air surpris.

— Un gant de femme. Je me demande…

Adam hoqueta, essaya de tourner la tête.

— C’est… c’est à moi…

Sa tête retomba. C’était un cauchemar. Il était mort. Rien ne comptait, sauf cela.

Puis il sentit le souffle de Beer sur son épaule.

— Commandant, m’entendez-vous ? – il serra la main droite d’Adam : Vous vous êtes battu avec courage, personne ne dira le contraire. Je croyais que je viendrais facilement à bout de vous, que je pourrais sauver des vies et, avec un peu de chance, m’emparer de votre bâtiment. Mais je vous avais sous-estimé.

Adam entendit le son de sa propre voix, faible, rauque :

— Le convoi ?

— Vous l’avez sauvé – il essaya de modérer le propos : Cette fois-ci.

Mais sa voix restait immensément triste.

Adam dit seulement :

— L’Anémone…

— Elle a sombré. Il n’y avait rien à faire.

Comme venu de l’autre bout du monde, quelqu’un murmurait d’une voix pressante. Beer se releva en grommelant.

— On me demande.

Il posa sa grosse main sur l’épaule d’Adam.

— Mais je reviendrai.

Adam ne vit pas son bref échange de regards avec le chirurgien français.

— Y a-t-il quelqu’un ?…

Il essaya de secouer la tête.

— Zénoria… son gant… et maintenant, elle est morte.

On lui versa un peu de rhum dans la bouche, ce qui le secoua ; son cerveau se remettait soudain en route. Entre les vagues de souffrance, il perçut des grincements de métal, puis il sentit des mains solides lui encercler les poignets et les chevilles, comme si on lui passait des menottes.

Le chirurgien attendit qu’on lui ait glissé une lanière de cuir entre les dents, puis leva la main, et on la retira.

— Vous vouliez dire quelque chose, monsieur ?

Adam n’y voyait pas nettement, mais il s’entendit déclarer d’une voix distincte :

— Je suis désolé, pour votre famille. C’est terrible…

Il ne termina pas sa phrase et l’un des aides du chirurgien laissa tomber :

— Il faut y aller.

Mais le chirurgien, lui, regardait toujours le commandant ennemi, très pâle, dont les traits se détendaient presque, maintenant qu’il s’était évanoui.

Il posa sa paume sur le corps d’Adam en attendant que l’un de ses hommes ait fini de retirer le pansement imbibé de sang.

Presque pour lui-même, il dit :

— Merci. Peut-être y a-t-il encore de l’espoir pour certains d’entre nous.

Puis, avec un signe de tête aux autres, il enfonça la sonde dans la blessure. Lui qui était désormais insensible à toutes ces souffrances auxquelles il avait si souvent assisté à bord de vaisseaux ou sur les champs de bataille, il parvenait à penser à ce jeune officier qui se tortillait entre ses mains, qui avait réussi à émouvoir le formidable commodore Beer, au point qu’il avait plaidé pour qu’il lui conserve la vie. Au seuil de l’enfer, il avait trouvé assez d’humanité pour exprimer toute la sympathie que lui inspiraient les souffrances d’un autre être.

Lorsqu’il remonta enfin sur le pont, la nuit était d’un noir d’encre, les cieux constellés de petites étoiles qui se reflétaient faiblement sur l’eau sombre, jusqu’à l’horizon lointain.

On avait interrompu les travaux de réparation sur le gréement et les hommes flânaient sur le pont, trop épuisés pour continuer. Dans l’obscurité, on avait l’impression que les cadavres gisaient encore là où ils étaient tombés. L’air exhalait des relents de fumée et de mort.

Le chirurgien, Philippe Avice, savait parfaitement que les marins pouvaient faire des miracles et que, sans même avoir besoin de relâcher au port, les hommes de l’Unité remettraient bientôt leur vaisseau en état de naviguer et de combattre. Seul un œil exercé aurait décelé l’étendue des avaries causées par la frégate anglaise.

Et les morts ? Ils dérivaient, tombaient comme des feuilles dans le noir de plus en plus sombre de l’océan, pendant que les blessés attendaient, la peur au ventre, avec leur souffrance, ce que le jour leur réservait.

Il trouva le commodore Beer dans la grand-chambre, assis à sa table. Là aussi, les boulets de l’ennemi avaient laissé leurs marques. Aucun endroit n’est à l’abri sur un bâtiment de guerre, au-dessus de la ligne de flottaison. Mais le portrait préféré de Beer, celui qui représentait sa femme et ses filles, avait retrouvé sa place, et une chemise propre l’attendait pour le lendemain.

Beer leva les yeux, le regard dur à la lueur du fanal.

— Alors ?

Le chirurgien haussa les épaules.

— Il est vivant. Pour le reste, je ne peux rien dire.

Il saisit le verre de cognac que Beer avait à la main. Il en but une gorgée et se lécha les babines.

— Excellent.

— Le cognac, Philippe ? Ou le fait que vous ayez sauvé la vie d’un ennemi ?

Avice haussa les épaules derechef.

— Je me suis juste souvenu de quelque chose. Même à la guerre, on ne doit pas l’oublier.

Après un silence, Beer reprit :

— Son oncle aurait été fier de lui.

Le chirurgien haussa le sourcil.

— Vous avez rencontré ce célèbre amiral, dont on dit qu’il n’est pas plus avare de sa réputation que de sa vie ?

Beer hocha négativement la tête. Je suis trop vieux pour jouer à ce jeu-là.

Il se tourna vers l’un des canons qui occupaient sa chambre lorsque les tambours battaient pour rappeler l’équipage aux postes de combat. Il n’était pas encore recouvert de son taud, le fût et les palans étaient noirs de fumée.

— Non, je ne l’ai jamais vu. Mais cela arrivera un jour, c’est le destin.

Épuisé, il baissa la tête, et le chirurgien s’éclipsa discrètement avant de remettre en place la portière.

Beer se laissait aller à sa rêverie, songeant à ce jeune commandant de la frégate et à cette femme inconnue, Zénoria. Dans sa prochaine lettre à sa femme, à Newburyport, il lui parlerait d’eux… Poussant quelque chose qui ressemblait à un grognement, il se souleva de sa chaise.

Mais tout d’abord, il devait s’occuper de son vaisseau. Le bilan des avaries, ses hommes qu’il devait encourager. Comme toujours, le bâtiment passait en premier.

Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho ignorait que la guerre avait été déclarée entre les États-Unis et l’Angleterre. Sans rien d’autre que son instinct et sa jeune expérience, il s’était battu avec une ténacité qui aurait pu faire tourner le sort, en dépit de l’artillerie supérieure de l’Unité.

Il prit le gant et l’éleva à la lumière. Un si petit objet, peut-être un simple geste, dans lequel cette femme n’avait mis aucune intention. Mais sa perte avait fait oublier toute prudence à Bolitho, il s’était préparé à se battre jusqu’au bout.

Beer voyait encore cette belle figure de proue, les seins nus, lorsque l’Anémone avait fini par rendre les armes.

Tout cela parce que son commandant n’avait plus d’autre raison de vivre.

 

Au nom de la liberté
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